David Sellem

La diagonale de Dieu

 

 

    L'instant de la rencontre aura été bien sûr le catalyseur, la condition absolue. Comme le chien qui vient frapper l'amorce du projectile puis enclenche une action en chaîne irréversible. Celle-ci, était du désir. Sur un regard d'abord. Elle l'a vu la regarder. D'un regard de ceux qui viennent de découvrir un trésor, pourraient crier Eurêka ! Mais qui se taisent, parce qu'en réalité, ils ne savent pas ce qu'ils ont trouvé, ni même qu'ils ont trouvé quelque chose... Elle en joue. Ils se tournent autour, de loin en loin. Lui est comme un lion dans sa cage, il fait des tours concentriques imperceptibles autour d'elle, à moins que ce ne soit l'inverse. Autour d'eux des corps excités, en sueur, en transe se déchaînent, battent le rythme sur une musique aussi assourdissante qu’entraînante. Leurs corps n'y échappent pas. Alors ils sont happés par le double mouvement, celui de leur potentielle intimité, et celui de la communauté qui les unit. Ils se sourient, maintenant il approche, traversant la foule moite et grouillante jusqu'à elle. Il lui parle le premier. Non, il crie le premier. Il doit forcer sur sa voix pour qu'elle l'entende, elle se rapproche de lui pour qu'il n'ait pas à forcer sur sa voix. Il lui propose une cigarette, elle ne fume pas et le suit sur la terrasse. Ils s'éclipsent dans l'indifférence générale, il vole au passage deux verres d'alcool pour qu'une ivresse en appelle une autre, elle emporte une bouteille à moitié pleine.

 

    Ils font semblants de parler, ils se plaisent. Il aime sa façon de rire, elle aime le son de sa voix. Ils se cherchent, doucement, lentement, ce qu'ils se racontent n'a aucune espèce d'importance, ils ont juste envie d'être là, ensemble, maintenant. Ils jouent au jeu du boniment, des noms de personnes en commun, des noms d'artistes, de musiciens, des noms d'acteurs, d'actrices, de films, des noms de villes, des noms propres, des noms communs, des noms, encore des noms. Sauf sur ce qui les réunit à la belle étoile, pas si éloignés d'autres personnes sur la terrasse, et pourtant en eux ce sentiment profond d'être aussi loin des autres que l'est la plus lointaine des étoiles de la terre. Leur monde se construit, leur rencontre est un nouveau monde. Les gorgées d'alcool viennent scandées leur fausse conversation, ainsi que les lattes de tabac, bientôt une quinte de toux pour elle, qui devient d'atout à ses yeux. Elle est touchante, vouloir contraindre son corps à moins d'oxygène alors qu'elle n'a jamais fumé autre chose que les émanations du charbon de bois des barbecues d'été... Il lui passe la main dans le dos, se fait rassurant, continue le mensonge du langage auquel pourtant il croit, au moins autant qu'elle. Lui, leur ressert un verre.

 

    Bientôt la fête touche à sa fin naturelle, alors se succèdent les promesses d'au revoir, les serments d'à bientôt et les espoirs nocturnes conquis ou déçus. Des désirs ont frayés un chemin, celui d'être à être, dans des complicités naissantes ou évanescentes. La leur, dans ses balbutiements trouvent à se prolonger après le lever du jour. Ils n'ont pas encore fait l'amour, mais leur corps semblent affirmer le contraire, ils s'attirent l'un l'autre comme des aimants, ils sont collés l'un à l'autre, sans autre geste d'intimité, sans la tendresse désinvolte de ceux qui ont déjà connus leurs corps effeuillés, et se sont livrés l'un à l'autre en sacrifice du désir, d'un désir d'amour. Ils marchent côte à côte, main dans la main, avec la cadence de ceux qui s'aiment depuis toujours. Ils ont les traits tirés, mais sont beaux comme des dieux. Ils sont épuisés, mais sont vifs comme des héros. Ils s'aiment, et comme chacun sait, l'amour à toujours un coup d'avance sur tout. Presque tout, seul le désir lui résiste, le précède, le suit. De si près même, qu'on pourrait croire qu'il l'emportera sur son passage, ce qui arrive parfois dans la passion douloureuse ou bohème. Eux sont simplement brûlants de désir, il l'invite chez lui, elle l'y accompagne pour ce jour grimée en nuit.

 

    Le réveil de la ville est timide, c'est dimanche. Sur une place les va et vient de quelques uns annoncent un marché qui sera tout à l'heure noir de foule. Ils s'arrêtent, plongent dans leur regard en boucle, s'embrassent à perdre haleine. Cette dernière, chargée des excès spiritueux de la veille, ne les gène pas, au contraire, elle les entraîne là où sans ils ne se seraient pas rendus. L'ivresse les a accompagnés, puis se trouve substituée par une autre, tout aussi artificielle mais sans autre apport que le corps de l'un pour l'autre et son exaltation. Il fait frais, mais ils ne le sentent pas, leurs silhouettes collées, ils se réchauffent, faisant mentir la météo. Non, quand on aime il ne fait jamais froid. Les regards des maraîchers et des promeneurs canins glissent sur eux docilement. Tout le monde les jalouse, tout le monde les envie. Il l'enlace par la taille, penché vers elle. Elle entoure son cou de ses bras, accueillant son audace. Ils sourient intérieurement, sont remplis de cette force vitale infinie qui fait que s'il faisait nuit, ils illumineraient toute la ville de leur éclat.

 

    Ils reprennent leur chemin des amoureux. Ils se disent des banalités qui sonnent comme des secrets d'états ou des formules magiques. S'écoutent-ils seulement ? L'hypnose amoureuse les a déconnectés du monde de leurs contemporains et d'eux-mêmes. Ils croient déjà que ce que l'un pense, l'autre le ressent. Ils imaginent que lorsque l'un finira la phrase de l'autre, cela sonnera leur harmonie fondamentale. Leurs pas résonnent maintenant encore moins dans la place qu'ils viennent de parcourir. Ils se précipitent lentement vers la seule issue que tous deux désirent. Chacun vers le corps de l'autre, dans cet étrange mouvement du don d'amour.

 

    Le banal devient extravagant, le commun semble extraordinaire, tout ce qu'ils vivent maintenant est teintée de l'euphorie de leur rencontre. A la hâte de leur excitation répond celle de leurs échanges, essentiellement buccaux salivaires. Avec légèreté ils se tiennent la main et soutiennent leur désir. Avec grâce ils se cajolent publiquement, mais aussi avec pudeur. Jusqu'au porche de l'immeuble où il réside. Là, nécessité faisant loi, il doit extraire ses clefs de sa poche et recouvrer pour quelques minutes la vulgarité assassine des gestes programmés et automatisés de la vie quotidienne. L'exception ce jour est qu'ils se font sous un œil aimant qui ne le scrute que de l'aimer déjà, jusque dans l'ignominie du quotidien qu'il élide. Tout passe sous la barre de l'amour, tout. Rien, ou presque n'y résiste encore. Bien sûr c'est un habit d'amour, dessous, le désir dirige tout, mène la danse, par le bout de leurs nez. Elle est pressée maintenant et ils se dépêchent de monter les escaliers quatre à quatre. Défiant le temps et l'espace, dans une course qui met déjà en jeu leur fièvre. La hardiesse y retentit, ils volent véritablement au dessus des marches. Les ailes du désir les portent et défient comme chacun le devine, la gravité du monde. Ils sont comme des anges, innocents, purs, et surtout légers. Bientôt ils seront nus, seront à nouveau homme et femme. Ils vont s'aimer, ils s'aiment déjà puisqu'ils se parlent.

 

    Maintenant les pouls s'accélèrent, la respiration se fait haletante. Le point d'envie rencontre le point d'angoisse, celui de non retour où la collusion des corps est inévitable. Elle commence en lui relevant son tee shirt, leurs lèvres ouvertes sont comme collées l'une à l'autre, leurs langues se mélangent avec l'ardeur qui accompagne chacun de leurs geste, il lui défait sa ceinture et le bouton de son jean qu'elle fait glisser le long de ses jambes. Brisant le rythme de leur désordre, il s'agenouille, pose son front contre son ventre qu'il embrasse, descend plus bas et enfouit son visage contre sa culotte, à son endroit le plus intime. Il y sent le parfum de son désir intense. Elle relève la tête, prend une profonde inspiration de plaisir et de hâte, tout en prenant sa tête entre ses mains, accompagnant alors sa trouvaille. Puis, elle le relève vers elle, plonge sa main dans son pantalon dans son entrejambe qu'elle sent durcir sous ses doigts. Ils reprennent leur effeuillage vif et délicat à la fois, et une fois les costumes et les masques échus, leurs peaux suaves et excitées font connaissance grâce à de savantes et maladroites caresses. Les sécrétions d'usages s'invitent alors à la fête et l'enlacement se resserre, se fait plus fougueux encore. L’impatience les gagne. C'est un moment de plaisir vrai, de partage. Ils s'offrent l'un à l'autre, ils se donnent ce qu'ils sont. L'instant les magnifie et ils s'embrassent à en perdre haleine, à ne plus penser ni où ni quand ils sont. Le présent n'est plus, ils n'ont plus de passé, et l'avenir ne s'entrevoit plus dans la position dans laquelle ils sont. Leurs vas-et-vient respectifs, leurs mouvements balanciers, leurs regards profonds et éperdus les bercent de la plus formidable des sensations. Ils savourent le plaisir que chacun donne à l'autre, il jouit de son corps, elle jouit du sien. Quelques bribes de paroles, quelques légères syllabes, viennent rompre l'agitation du moment et leurs rappellent qu'ils ne sont pas des animaux, des gestes accompagnent leurs caresses sonores. Ils se désirent et s'aiment jusqu'à l'apaisement, lorsque à nouveau calmes et tranquilles, leurs âmes retrouveront les tourments du manque, celui qui précède toujours le rapprochement magnétique des corps, parce que le désir indiscutablement l'emporte sur tout, sur le cours de la vie même. Rien n'y résiste car la déferlante de l'amour ne connaît pas d'autre limite que l'imminence de la prochaine vague.

 

    Ils ont dormi, nus l'un contre l'autre comme des branches entrelacées, leurs âmes mêlées comme leurs corps. L'apaisement est perceptible dans leur souffle lent et profond, leur peau moins excitée. C'est le milieu de l'après-midi, ils se réveillent doucement. Repus de leurs présences rassurantes, leurs solitudes oubliées réduites à un vieux souvenir qui déjà commence à s'estomper. Ils sourient, intérieurement et extérieurement, ils se saluent et s'embrassent. Lui se redresse sur son avant-bras, le visage légèrement tourné vers elle. Leurs regards se croisent et se figent dans la profondeur de leur désir. C'est la diagonale de Dieu, la diagonale qui conjoint les âmes entre elles, toujours dans un rapprochement singulier et inattendu. C'est le réel, celui de leur rencontre qui les a submergés, emportés comme une lame de fond. Ils ont été précipité par leurs désirs dans une ascension indicible et parfaitement heureuse. Ils sont si beaux, ils sont bien-aimés. Il se recouche et se rallonge près d'elle, et ils se blottissent à nouveau peau contre peau, sexe contre sexe. Un rayon de soleil trouve à se frayer un chemin dans l’entrebâillement des volets. Il les caresse et les réchauffe sur quelques centimètres carrés d'épiderme exposés. Tous deux jouent alors avec, font semblant de se dessiner l'un sur le corps de l'autre, comme pour y signer un acte d'engagement ou de propriété, une signature de l'amour et du désir. Ces tatouages vrais mais non visibles dansent sur leur peau et les marquent à vif du moment et des heures qu'ils viennent de passer ensemble. Leur histoire s'écrit d'un invisible mais authentique ballet de leurs doigts sur leurs chairs. Les battements de leur cœur et les bruissements de leur souffle accompagnent leur chorégraphie amoureuse spontanée, et si vraie.

 

    Ils ne se passent plus de leur présence respective, ils se retrouvent à nouveau dans l'amour, mais déjà, ce n'est plus la même chose. La nouveauté se tisse alors que le moment d'avant se défait. Le réel est nouveau, toujours. C'est une nouvelle diagonale que Dieu trace entre eux, une droite parfaite qui les traverse de part en part et les transcende, et jamais ils n'oublieront qu'ils se sont abandonnés en ces lieux du désir et du débord de leurs anatomies. Ils se sont aimés, ils s'aiment, peut-être s'aimeront-ils encore. L'enchevêtrement de leurs êtres en témoigne à l'infini.

 

David Sellem

 

 

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Published on e-Stories.org on 28.01.2014.

 
 

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