Delphine Ribere

Dans sa bulle

Dans sa bulle

Mr M. était au bout du rouleau. C’était la cinquième fois cette semaine qu’il dormait dans le placard à chaussures de l’entrée. Non pas qu’il ait un grand amour pour les tennis de sa fille, les escarpins de sa femme et les chaussons de son fils. Non pas qu’il soit fétichiste de la godasse. Non, pas du tout. La situation était bien plus complexe. Elle s’était d’ailleurs amplifiée depuis l’été dernier.

 

Mr et Mme M. s’était rencontrés pour la première fois à la fête des vieux métiers, dans l’Est mosellan. Elle, y participait chaque année. Tradition familiale obligeait. Ce jour-là, elle portait le costume de lavandière. Robe ample recouvrant d’épais jupons, chemisier beige à manches gigot, cheveux roux relevés en un chignon sophistiqué piqué de brins de lavande fraichement cueillis. Lui, fringant jeune homme touchant à tout, avait accepté d’occuper le stand d’animation pour les enfants. Cela lui allait bien. Il était vif, joyeux, roux lui aussi et avait gardé son âme de petit garçon. C’était la première fois qu’il participait à cette fête traditionnelle. Sous le doux soleil de printemps, il gonflait des ballons et faisait de grosses bulles de savon que les enfants venaient éclater de leurs doigts malhabiles et collants. Lui-même, dans la journée, se surprit à être fier de faire d’aussi belles bulles. Elles étaient immenses, fragiles et dans la lumière du jour, s’irisaient et devenaient multicolores. Jamais il n’aurait cru être capable d’autant de poésie en une seule bulle. La fin de journée approchait quand une farandole entrainante se déplia devant son stand. Ca galopait, ça riait, ça courait et levait les genoux très hauts. Les femmes soulevaient leurs jupons et laissaient apparaître leurs bottines en cuir d’époque. L’époque où montrer une cheville était déjà osé. Au plus profond de lui, Mr M était de cette époque-là. Il rêvait d’un amour pur et éternel, de tendresse et de mots doux qu’il susurrerait à l’oreille de sa femme. Il n’était pas comme ses copains de quartier qui consommaient les filles et se les repassaient d’un été à l’autre. Lui se sentait différent de son époque. Il était romantique. Et par conséquent, seul. La farandole se déployait, faisait des zigs- zags, passait et repassait devant le stand de ballons. A chaque passage, une jolie petite rousse, rose aux joues et lavande derrière l’oreille, lui souriait à lui, Mr M. Elle le regardait, souriait, rougissait et baissait les yeux. Lui, soufflait des bulles. Des petites, des rondes, des grandes et tarabiscotées. Il bullait pour l’émerveiller, elle, qui passait et repassait sous son nez, agitant ses jupons.

Les bulles et les jupons avaient fini par se mêler. La poésie avait traversé les lèvres de Mr M qui n’avait pas tardé à déclarer sa flamme à la lavandière. Elle devint très rapidement Mme M. Elle aimait son poète de mari, même si parfois, elle se disait que sa naïveté le perdrait. L’amour qu’ils firent leur donna deux enfants. Roux eux aussi. Une fille d’abord, puis un garçon. Le rêve de chaque famille. Les deux sexes, les deux genres. Les voitures et les poupées. Le rose et le bleu. Les couettes et la coupe à la brosse. Les sandalettes et les baskets. Mr et Mme M, à la naissance du petit dernier, étaient comblés. Mme M, que le travail n’avait jamais vraiment attirée, abandonna le boulot qu’elle occupait depuis quelques mois. Elle fut vite remplacée et oubliée. Elle ne laissa aucune trace dans la mémoire de ses collègues et de son patron. On trouva même que la nouvelle, certes un peu plus jeune, était bien plus vive et réactive. Mme M se plongea donc toute entière dans les couches du petit Luc qui faisait son bonheur du matin au soir. La grande était déjà scolarisée, son mari bossait d’arrache-pied pour nourrir sa famille. Alors Mme M savourait ces heures alanguies avec son bébé dans les bras. Elle aurait voulu l’avoir toujours contre elle. Lové entre ses seins, sa chaleur la traversant de part en part. Elle aurait voulu ça , un bébé endormi, apaisé et repu, relâché entre ses bras qui le balanceraient en rythme. Un bébé tout doux qui ronflerait doucement et qu’elle devrait réveiller pour le nourrir. Un bébé heureux parce qu’elle-même était heureuse de cette nouvelle maternité. Certes, la grossesse avait été difficile. Elle avait été alitée, six mois sur les neuf. Cela l’avait mise en colère très souvent. Elle en pleurait de rage. Contre son mari, qu’elle voyait toujours souriant, serviable, faisant des bulles avec leur fille dans le jardin et riant aux éclats comme un petit garçon. Elle était aussi en colère contre le bébé. Elle ne l’aurait avoué à personne mais sa colère se retournait contre lui qui l’obligeait à rester là, alitée et inerte. Comme morte. Elle détestait lire, ne savait pas tricoter. Elle se repassait en boucles les émissions de l’amour est dans le pré. Lasse, alors qu’elle avait adoré assister à toutes ces rencontres amoureuses, pleines d’espoir et qui la faisaient rêver, elle qui aimait tant son homme. Elle pestait donc, contre ce petit être qui occupait tout l’espace de son ventre et l’immobilisait, la coinçait, lui enlevait toute liberté. La naissance était arrivée et avec elle le soulagement de pouvoir à nouveau se déplacer. Mme M retrouvait une certaine légèreté. Elle chantonnait par-dessus les bulles de son mari, organisait les biberons et les changes. Elle était une mère au bon sens pratique et s'émerveillait de l'enfant tout fraîchement né. Certes, Luc était moins facile à gérer que la grande soeur qui mangeait, dormait, souriait et se rendormait. Elle avait poussé comme une plante, en toute simplicité. Luc, lui, pleurait souvent. Des pleurs déchirants, de jour comme de nuit. Des cris terribles arrachaient les parents et la soeur au sommeil de chaque nuit. Le nourrir ne suffisait pas. Le bercer encore moins. Mr et Mme M peinaient à apaiser le petit garçon que rien ni personne ne semblait calmer.

Huit mois étaient passés et les cris s'intensifiaient. La bonne volonté des parents n'avait aucun effet. Leur petit détournait la tête à chaque bouchée, se raidissait à tout contact. Son regard était vide et ses nuits étaient teintées de peurs infinies et incompréhensibles. Les parents s'épuisaient. La soeur maugréait. Elle était grande mais sentait l'attention de ses parents se détourner indéfiniment sur le frère, le petit, le terrible. L'enfant étrange. Mr et Mme M tentaient l'impossible pour décrocher un sourire à l'enfant infernal. Mme M avait ressorti son costume de lavandière et mettait en scène des chorégraphies insensées pour attirer le regard de son fils. Mr M, quant à lui, avait resorti son stock de ballons et de bulles, dans l'espoir d'amuser le gamin. Les farandoles et les bulles avaient repris de plus belle, mais au fond du coeur des parents, le desespoir l'emportait sur la fête. Luc restait pour eux un étranger.

Luc grandissait. Dans la douleur et les pleurs mais il grandissait. Ses angoisses se faisaient massive et la famille dansait autour de lui. Pour conjurer les peurs, les doutes et oublier l'enfer de la maisonnée. Le petit imposait sa cadence. Un rythme fou, déstructuré, auquel aucun amour ne pouvait palier. Luc était autiste. Ca leur était tombé sur le coin du nez. Mr et Mme M n'auraient pas pu l'imaginer. Le médecin avait dit ça. Les bilans avaient confirmé. Luc était autiste. Un point c'est tout. Et les parents, démunis qu'ils étaient, s'en accommodaient. Chacun poursuivait sa danse au rythme infernal de l'insaisissable enfant de cinq ans. Seuls les ascenseurs le calmaient. Alors chaque jour, la mère emmenait son fils au centre commercial le plus proche. Celui à trois étages, aux nombreux escaliers et à l'ascenseur qui parlait. Elle y passait quelques heures, postée devant la machine infernale qui fascinait le gamin. Parfois, elle s'en éloignait le plus discrètement possible, emmenant son fils loin des regards interrogateurs et suspicieux. Puis elle y revenait, aux heures les plus creuses, celles où elle semblait ne pas être vue. Elle faisait des allers- retours de haut en bas, de bas en haut et les cris s'apaisaient. Quand elle rentrait, son mari prenait le relai. Mr M aimait son fils par-dessus tout et comme l'amour n'a pas de prix, il payait. de son temps, de son corps et de son énergie. Quand Luc emmenait son père dans la salle de bain et l'y enfermait, Mr M attendait. La moindre tentative pour en sortir aurait fait hurler le petit et Mr M ne s'y risquait plus. Il attendait. Que Luc ne fasse plus le pied de grue devant la porte, que son attention se soit détournée. Parfois, c'était sa femme qui le libérait. Entre le repas et les devoirs de la grande, elle avait couché son fils et dans un dernier élan, récupérait le mari assis sur le rebord de la baignoire. D'autres fois, c'est au milieu de la chambre que Mr M devait se poster. Chaque pas amorcé rendait Luc nerveux. Alors il criait. Des cris stridents puis larmoyants. Un effondrement. Alors Mr M patientait. Debout au milieu de la pièce, il oubliait. L'enfer des jours et des nuits. La trouille des cris. La crainte de l'explosion du fils. Il restait planté là parfois une heure, parfois deux. Son corps lui faisait mal, la posture était intenable. Là où Mr M aurait pu dire non, il résistait. D'autres fois encore, Luc lui imposait les bulles. Au début, Mr M était fier de la demande de son fils. Dans les bulles, il excellait et son ego reprenait le dessus à chaque nouvelle démonstration. Mais la partie devait se jouer dans le jardin. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige, c'est à l'endroit précis, à côté des rosiers que cela devait se passer. Au début Mr M bullait de plus belle. Des grandes, des petites, des rondes, des tarabiscotées. Des bulles qui s'irisaient quand le soleil pointait le bout de son nez. Mr M vérifiaient dans le regard de son fils quelque chose qui s'animerait. Et parfois oui, une lumière s'allumait. Luc suivait quelques bulles du regard, un demi-sourire apparaissait. Mr M en rajoutait. Rien ne l'épuisait. Il avait calculé. La séance durait en moyenne trente minutes. Luc qui ne savait pas lire l'heure, semblait plutôt bien réglé. Trente minutes dans le vent, le froid ou la tempête. Rien ne le faisait céder. Ni l'épuisement du père, ni les larmes qui coulaient de plus en plus souvent sur son visage mais se noyaient instantanément sous la pluie battante de Lorraine.

Mr et Mme M dépérissaient. Leur fille s'agitait. Luc criait. La vie battait son plein d'angoisses et de tourments que rien ni personne n'arrêtaient.

Luc ne supportaient pas les chaussures à ses pieds. Alors ils les balançaient. Une par une. Le plus loin possible. Parfois, il fracassait le peu d'objets qui restaient dans la maison. Qu'à cela ne tienne. Les parents remplaçaient. Le père travaillait d'arrache-pied pour remplacer ce qui, de son quotidien, tombait. La mère courait. Après les chaussures. L'une, puis l'autre. Elle les remettait aux pieds de son fils qu'elle voulait toujours bien chaussé. Puis elle balayait les débris et fragments de verre que la tempête avait provoqués. Elle courait, ramassait, balayait et recommençait en boucle le cycle imposé par l'inconfort du petit garçon. Parfois, le soir, au creux de la nuit et des bras de son mari, elle pleurait. De colère et d'incompréhension, elle qui faisait tout ce qu'il fallait. Le matin, au petit-déjeuner, c'était lui qui prenait le relai. Devant son café, Mr M pleurait. De colère et d'incompréhension. Lui qui faisait tout ce qu'il fallait. Il pleurait puis enfilait son costume et son sourire de circonstance pour aller travailler.

La spirale était infernale et les cernes noircissaient le quotidien de Mr et Mme M. Ils faisaient tout et n'obtenaient que le rien, le néant et la misère devant cet enfant. La grande menait sa vie d'écolière. Irrégulière, instable. Devenue sombre et colérique. Ses parents ne la voyaient plus. Les bulles de Mr M tombaient sur la pelouse mal entretenue et s'éclataient contre les épines des rosiers.

Mr et Mme M avaient tout fait. Le bien, le mieux, le meilleur et le pire s'était installé. Mr et Mme M ne connaissaient pas le Non. Celui qui dit stop, qui en impose et calme les enfants les plus terribles. Ils s'acharnaient à dire oui. A la folie, la tyrannie. Aux insomnies. Leur énergie s'amenuisait, leurs dos se courbaient. Sous le poids de la menace enfantine, les parents se perdaient.

Un matin de juin, alors que le soleil resplendissait, on avait retrouvé Mr M allongé au beau milieu des rosiers. Un matin de plus où son fils avait exigé. La position debout, sur un pied. Longtemps, trop longtemps. Quand le pied lâchait et touchait l'herbe, Luc hurlait. Des cris stridents qui déchiraient le coeur du père qui n'en pouvait plus de sa posture. Les crampes le torturaient. Les cris du fils aussi. La tête lui avait tourné. Et un matin de Juin entre les rosiers resplendissants sous le soleil d'un nouvel été, la veille des sept ans de son fils, Mr M s'était tiré une bulle dans la tête.

 

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Published on e-Stories.org on 18.09.2018.

 
 

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