Michaël Arcadia

Les pigments de son âme

Certaines images restent dessinées dans la mémoire toute une vie.

Caché sous un chevalet, je peux encore apercevoir mon grand-père. De son œil inquisiteur, il inspectait le tableau qu’il peignait. Assis sur un coin de table, il fronçait les sourcils. Il ne semblait pas satisfait.

 

Quelques jours après, il partait en voyage dans l’un de ses tableaux. Mes proches me l’avaient fait croire. Il ne revint jamais.

Il était de tradition dans ma famille de cacher ce que les enfants acceptent peut-être mieux que les adultes. Aucun membre de ma famille ne se doutait que ce mensonge de circonstance resterait pour moi l’unique vérité.

 

Son regard sévère n’était pas de l’insatisfaction mais plutôt de l’agacement. J’avais pénétré son intimité. Il savait que je l’observais. Une petite créature avait osé jeter un œil dans l’antre du grand-père. Sans détourner le regard, il parla bien fort afin que j’entende :

« J’ai terminé. Je suis enfin prêt pour partir. Ma route est tracée et le paysage est connue.»

Toute ma vie, j’ai essayé de comprendre l’œuvre de mon grand-père.

 

 

Entre la petite enfance et la maturité : succession et séparation, entraînant  chambre exiguë, poussière, mauvaise lumière. Oublions cette période.

 

 

Des années après, je suis devenu un beau tableau dit-on. L’esquisse est loin et les linéaments donnent maintenant à l’ensemble une belle harmonie. L’essentiel a remplacé le superflu. Correctement dosée, la lumière m’éclaire d’un jour nouveau. Le temps de comprendre est arrivé.

 

Mon grand-père était un modèle. Il a su sortir du rang dans une époque où le format est la référence. La clé pour ôter son carcan, il l’a taillée lui-même. Ce n’est pas commode de tailler du métal avec la force de l’esprit. Refuser une mode revient à donner un coup de marteau sur le fer chaud. Il en a refusé des modes. Son caractère d’enclume l’a aidé à fuir les grands manipulateurs. Il n’a jamais été séduit par le trait vide, l’ellipse creuse, le cube sectaire ou le point perdu. Il s’enflammait simplement pour les couleurs en les figeant pour l’éternité. Agiter les pinceaux, développer les volumes, modeler les corps avec l’intime conviction que l’essentiel resterait. Dans un véritable combat contre lui-même, son pinceau tranchait tout obstacle qui osait le défier. Les poils de son pinceau exprimaient le fond de sa pensée. Des poils de porc pour exprimer le sublime, n’est-ce pas singulier ?

Ce combat a été journalier. D’apparence calmes, ses jours et ses nuits baignaient dans un brouhaha que lui seul endurait. La pourriture ambiante affichée partout dans le monde ne l’a pas distrait de ses nobles tâches. Ses œuvres sont nées dans des conditions difficiles. C’est ce qui les a rendu si exceptionnelles.

- « Regarde ce tableau. »

- « As-tu conscience qu’il est vivant ? »

Voyant que je restai bouche bée et que je ne comprenais rien, il ajoutait par jeu :

- « Tu entends le porc qui grogne ? Ou le pottock qui trotte »

Mon grand-père éclatait de rire. S’arrêta net puis ajouta :

- « Et le sanglier qui grommelle ? »

Je ne réagissais toujours pas. Il continua :     

- « Regarde bien, il y a toujours deux ou trois poils qui restent collés sur la toile, des poils de porc, parfois des poils de poney ou encore de sanglier… »

 

L’Homme se construit comme une cathédrale. Cette construction ne se fait pas en un jour. Le don de soi, sans parler de sacrifice, est un carburant indispensable. Pour tous, le temps est compté et c’est bien là un trésor inestimable.

Bien dépensées, les saisons passent sur l’Homme comme la brise passe sur le granit. Mais chacun est enchaîné à sa propre montre gousset. Mon grand-père savait tirer sur l’élastique du temps.

- « Quel âge avez-vous ? » lui demandait-on.

- « Si vous demandez à mon cœur, il vous répondra quelques siècles ». Cette réponse laissait  sans voix son interlocuteur.

Imaginez sa peau : le grain régulier et le grammage élevé. Ses mains veineuses camaïeux. Sa peau rayonnant des couleurs aux multiples effets. L’encre de chine sur sa peau ! Point de tatouage, uniquement des veines emplies de sang bleu. Et les crevasses sur sa peau racontant des poèmes. Ses mains calleuses témoignant de longs et laborieux efforts. Leur gestuelle m’a façonné.

 

Un édifice a besoin d’une solide fondation pour affronter les marques du temps. Les bases doivent être solides. De la terre, du feu, de l’air et de l’eau. Du bleu, du vert et du rouge. A partir de ces ingrédients, on crée le Monde.

Personne ne peut faire un Monde en un jour. Mon grand-père n’a pas peint l’œuvre de sa vie en un jour. Percer ce mystère qui mène aux grands œuvres est pratiquement impossible. On peut seulement ressentir et à peine comprendre.

Un tableau demande qu’on l’alimente avec une part de soi-même. De la sueur, des nuits blanches, de la chaleur corporelle, un œil bienveillant… Il naît grâce au peintre et prend le chemin de l’éternité grâce aux yeux des autres.

 

Lorsqu’un tableau procure la sensation d’avoir traversé un orage d’été, vous savez qu’il est réussi. Une chaleur envahissante remonte des pieds à la tête par les os et réchauffe le cœur en donnant une légère sensation de picotement. Des décharges au cœur apportent le piquant qui permet de ressentir toutes les saveurs. Mouillé jusqu’à la moelle, vous êtes heureux. Sans l’imaginer, vous arrivez dans un monde que vous ne soupçonniez pas.

Sortez puis entrez à nouveau dans la salle qui renferme un chef oeuvre. Retournez vous mouillez sous la pluie chaude et prenez ce bain de couleurs une fois encore. Ce petit exercice vous permet de garder un cœur jeune. Vos yeux prennent des vitamines.

 

Son atelier de peinture se trouvait dans une ancienne serre de cactus. Le caractère piquant de mon grand-père se mariait à merveille dans ce lieu historiquement épineux. L’odeur de travail mêlée à celle des tubes de couleur a imprégné l’atelier de travail et ses chefs-d’oeuvre. On la retrouve en posant le nez sur toutes les toiles nées dans cet atelier. Les musées sont embaumés par ces effluves que seuls quelques experts peuvent reconnaître. Nul besoin de regarder la signature pour s’assurer de l’authenticité d’une œuvre, un peu de nez suffit. J’en suis imprégné.

Imaginez ces couleurs qui dormaient au fond des tubes. Passant de la nuit au jour, elles explosaient dans ce laboratoire. Leur mariage a permis les plus belles nuances. Aujourd’hui, le soleil de Provence les magnifie. D’improbables teintes émanaient des tourbillons de couleurs primaires. La spirale du mouvement du pinceau agissait comme par magie sur les différentes pâtes. Le savant mélange dosé par le génie menait vers des teintes inconnues. A l’extérieur, l’odeur de la lavande et le bruit des abeilles composaient l’arrière plan du tableau. Allegro, le chant du pinceau débutait sur la toile.

 

Mon grand-père dégageait une chaleur peu commune. Après son départ, cette douceur a disparu. Naturellement, ce manque a été compensé par les sensations ambiantes. Sans exception, elles me ramenaient à lui.

Mon grand-père était imprégné d’huile de peinture. Dès la sortie d’un tube, cette odeur d’huile embaumait son atelier. Une simple fragrance produisant un défilement d’images colorées, toutes plus ou moins chargées d’émotion.

Un pinceau glissant sur la toile émet un son à peine perceptible. Juste un léger sifflement que seule une oreille aguerrie peu entendre. Le bout du pinceau a la forme d’une langue de chat. Pourtant, nul miaulement. De ce son discret jaillissait des oiseaux, la mer, des enfants, des fantasias aux chevaux hennissants pour l’éternité. Avec le pinceau, le couteau. Il transmet à la peinture un relief insoupçonné. Le son de la lame sur la texture de la toile laisse la lumière jouer son répertoire. Les plus inimaginables effets de couleur émergent.  

Les contours de la palette qu’utilisait mon grand-père dessinaient une goutte. Mon grand-père buvait avidement sa palette. Au début je pensais qu’il goûtait les couleurs. Un goût agréable ferait une couleur exceptionnelle. J’ai appris que cette astuce lui permettait de savoir si le dosage des pigments, de jaune d’œuf et d’huile de lin était correct. Avec le temps, l’oxygène aiderait à la polymérisation et l’éternité rigidifierait la couche de peinture. Je pense que ces substances l’enivraient. La maîtrise de son art était à son paroxysme lorsqu’il était rassasié de ces couleurs.

Mon grand-père était très ridé. Toucher une de ses toiles s’était caresser sa peau. Une peau très respectable. Pourtant, l’huile est venue souvent adoucir sa peau. L’huile sur la toile apaisait ses douleurs, lissait les plaies de sa vie. Effleurer les aspérités d’une de ses toiles du bout des doigts s’est surfer sur une vague de couleur. Votre main ne demande qu’à revenir pour profiter de cette unique sensation.

Des couleurs, toujours des couleurs. Allier les teintes, les tenir en respect les unes par rapport aux autres. Pas un badigeon n’est venu restaurer ses toiles. Toutes ont vieilli sans souffrir. Le doux désir de la lumière consistant à blanchir les couleurs n’a pas entamé une seule toile. L’albinisme des pigments, quelle fin tragique pour nous !

 

Les yeux ne fanent jamais. L’âme au fond des yeux reste intacte. La couleur donne une indication sur le caractère de l’individu. Les yeux de mon grand-père étaient bleus. D’un bleu très clair, bleu iceberg, celui qui fait vaciller les gens peu sûrs d’eux. Cette froideur apparente cachait en vérité une extrême sensibilité. Seul l’art le touchait. Cette flamme au fond des yeux ne s’est jamais éteinte. Cernée par la fatigue et le travail effectué sous la lumière de médiocre qualité, elle toujours su apporter le clair obscur nécessaire pour continuer.

 

J’ai des frères et des sœurs dans plusieurs musées du monde. Paysages, portraits de femme, nature morte…

Il n’a jamais peint d’autoportrait de son vivant. Ce n’est pas entièrement vrai. Sur le modèle d’une vieille photo le représentant adolescent, il a peint celui qui était lui et qui maintenant est moi. Il m’a peint. Il y a très longtemps…  

A l’époque de ma création, il avait entamé le chemin de son tableau final. Pour cette raison, je me permets de l’appeler grand-père.

 

Vous pouvez écouter mes couleurs au musée Pygmalion de T. Vos yeux sont autant de caresses qui m’incitent à raconter.

 

 

 

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Published on e-Stories.org on 12.09.2009.

 
 

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